« Après l’Ukraine et Gaza, peut-on encore parler de guerre juste ? »

Tribune du 04/02/2025

Pierre de Lauzun, Essayiste et haut fonctionnaire

Malgré leur horreur évidente, certaines guerres doivent-elles malgré tout être menées ? Peut-on alors les qualifier de « justes » ? Pierre de Lauzun (1) propose d’ouvrir cette réflexion, au regard des guerres menées en Ukraine et à Gaza. Une réflexion difficile à concilier avec leur forte dimension émotionnelle.

Peut-on parler de guerre juste ? Pour certains, la guerre étant fondamentalement mauvaise ne peut être juste, tant du fait de sa violence que des haines durables qu’elle sème. D’autres craignent qu’admettre l’idée qu’il y a des guerres justes est ouvrir la porte à la justification de toutes sortes des guerres. Pourtant on ne peut pas toujours éviter la guerre : il arrive qu’on vous l’impose. Faudrait-il alors se laisser faire et laisser les agresseurs faire la loi ? La légitime défense est un cas évident de guerre qu’on ne peut pas ne pas mener. Il y a donc au moins un cas de guerre juste. D’où la question : quand et comment peut-on admettre que malgré ses horreurs une guerre peut et doit être menée ?

Certains disent que la question est dépassée avec les armes nucléaires : quel sens a une guerre si elle débouche sur la disparition de tout ? Mais l’expérience des cinquante dernières années montre de nombreuses guerres de tout type qui restent en deçà du conflit nucléaire. Et pour qui la réflexion sur la guerre juste garde son sens.

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Bien entendu, la question se pose dans un cadre international où les États sont souverains, où il n’y a pas une autorité mondiale qui arbitre leurs différends. L’ONU n’a pas d’autorité sur eux. Mais cela n’implique pas qu’il n’existe pas des règles d’ordre moral antérieures et, en un sens, supérieures à leur souveraineté. En l’absence d’un État universel, la considération du bien commun incombe de fait aux différents États.

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Un regard lucide sur la guerre

Par ailleurs, éluder la réflexion sur la guerre juste en disant que la priorité est à la recherche de la paix suppose le problème résolu. Dans la réalité, il apparaît à chaque époque des acteurs dangereux pour les autres – par intérêt, idéologie ou autre. Il est donc essentiel d’avoir les idées claires sur ce qu’il est justifié de faire face à eux. À un niveau plus fondamental, il est dangereux de penser que la mort et la souffrance sont les plus grands maux possibles, et que dès lors la soumission à une force mauvaise est meilleure que la mort ou la guerre.

Dans un livre paru en décembre 2024 chez Boleine, La Guerre juste. Réflexions après l’Ukraine et Gaza, je rappelle et analyse les principes classiques de la guerre juste, puis je les applique aux cas actuels : la guerre d’Ukraine et la guerre de Gaza, alors même qu’elles ne sont pas terminées.

Cela permet de prendre du recul et de porter un regard un peu plus objectif et lucide. Et je rappelle un impératif : éviter la manie des conflits idéologiques. Ils brouillent le jugement et excluent qu’il puisse s’agir de guerre juste, contrairement à l’idée répandue aujourd’hui.

En effet, entre autres considérations et notamment la manière même de conduire la guerre (jus in bello), pour être dite juste une guerre doit certes d’abord poursuivre un objectif justifié, mais elle suppose aussi à la fois qu’on puisse être raisonnablement convaincu qu’on peut par là arriver à une situation réellement meilleure, et qu’on ait des chances raisonnables de succès (jus ad bellum). Et donc une guerre juste suppose d’abord une analyse réaliste de la situation.

Une science inexacte

Par ailleurs et dans la même perspective, on ne peut conclure qu’une guerre donnée est juste de façon définitive. Selon le cours des événements, elle peut être juste au départ et moins ensuite, ou elle peut le devenir alors qu’elle ne l’était pas vraiment. Éventuellement du fait de la manière de conduire cette guerre, mais aussi en fonction des perspectives de succès et des chances de parvenir à une situation meilleure en continuant les opérations.

S’il y a une conclusion à tirer de cet examen, c’est un double message. Un message de modestie et de prudence d’abord. Il est souvent difficile de porter un jugement équilibré face à un conflit ou à l’hypothèse d’une guerre, afin de discerner si on peut la considérer en raison comme une juste guerre. Tant l’analyse des faits, les hypothèses sur l’évolution future des combats, ou la prévision de l’effet final ne sont pas des sciences exactes.

Face à l’horreur de la guerre

Mais aussi un message d’encouragement à se poser cette question de la guerre juste, car l’horreur que suscite la guerre prend dans nos sociétés techniquement évoluées une tout autre ampleur. Et les questions même que l’on se pose dans cette perspective sont propres à modérer, chez celui qui se les pose, les ardeurs agressives ou émotionnelles, les classements en blanc et noir, que nos sociétés affectionnent trop souvent.

Encore faut-il pour cela accepter une ascèse particulière, conduisant à la fois à ne pas s’abandonner à la passion idéologique, quand bien même on croit profondément à certaines causes ou valeurs ; et à ne pas tomber non plus dans l’illusion pacifiste, croyant la paix toujours à portée de la main.

On peut donc avoir à faire des guerres, mais avec prudence et réflexion. Exercice fort peu naturel dans ce qui est une des expériences les plus émotionnellement intenses de l’humanité.

(1) Pierre de Lauzun intervient avec Michel Boyancé, philosophe et enseignant-chercheur, lors d’un débat au Collège des Bernardins, le 10 février 2025, à 20 heures, sur le sujet : Y a-t-il encore des « guerres justes » ?